A Real Pain : souffrance au pluriel
- Jasmine
- 12 mars
- 8 min de lecture
Fraîchement récompensé aux oscars pour le meilleur scénario original et le meilleur acteur dans un second rôle (Kieran Culkin), A Real Pain, réalisé par Jesse Eisenberg est en salle en France puis fin février. Deux cousins bien opposés mais pourtant si proches, se retrouvent pour un voyage en Pologne, sur les traces de leur famille juive. Mais alors que vaut ce second long-métrage du fameux Mark Zuckerberg de Social Network ?
Deux identités neurodivergentes mais radicalement opposées
Non, vraiment, Jesse Eisenberg ne veut plus être associé au cofondateur de (The) Facebook(1). Pourtant, il en garde les traces dans son jeu d’acteur. Jesse Eisenberg joue lui-même le rôle principal du film : David, un époux, un père, mais aussi un homme anxieux, mal à l’aise en société, maladroit et montrant de nombreux signes de toc (Troubles Obsessionnels du Comportement). L’acteur en souffre lui-même dans la vraie vie et a déjà fait des courtes vidéos de sensibilisation sur ce trouble souvent mal compris. Dès le début du film, sur son trajet à l’aéroport, David appelle au moins 5 ou 6 fois son cousin. Il prend également un traitement pour réduire son anxiété dans l’avion et déclare même aux autres voyageurs qu’il a des toc.
Mais au-delà des représentations explicites des toc à travers la narration, le jeu de l’acteur est également un signe très clair de neurodivergence, pas forcément lié aux toc. Maladroit, n’a pas tous les codes sociaux, visage impassible, introverti au maximum et surtout, très empathique. Il ravale sa fierté et ses propres sentiments à plusieurs reprises pour ne pas blesser son cousin et pour qu’ils passent un bon séjour. Or, ces signes dénotent très clairement du Trouble du Spectre de l’Autisme. On pourrait se dire que finalement, quel cousin (voire frère), ne ferait pas des efforts pour passer un bon moment ? Oui, au prix du propre bien-être de David, mis de côté et même humilié à plusieurs reprises par son frère. Tout le monde peut être un peu timide. Oui, sauf que ce n’est pas la première fois que Jesse Eisenberg joue un personnage aussi introverti et socialement maladroit, dans son monde, si l’on puit dire. Son regard est fuyant, ses gestes sont robotiques, sans donner d’indice verbal, on comprend les sentiments de David. On comprend sa situation et sa relation conflictuelle avec son cousin, et on a de l’empathie. Autant pour David que son cousin Benji d’ailleurs.
Peut-être David est-il simplement son personnage “par défaut”, comme une sorte de Colin Firth mais au lieu d’être un romantique secret, il est un geek à fond dans l’informatique. Par ailleurs, le fils de David lui aussi semble bien avoir des traits de l’autisme : à tout juste 5 ans, il cite toutes les hauteurs des tours de New-York et n’hésite pas à infodumper (c’est-à-dire, parler longuement d’un sujet en particulier à quelqu’un) quiconque veuille bien écouter des anecdotes sur la statue de la liberté. Fun fact : c’est le fils de Jesse Eisenberg qui joue le fils de David. Bingo.
La représentation de la neurodivergence au travers du personnage de David est importante. Tout d’abord parce qu’elle est juste. C’est une personne souffrant de toc qui joue une personne souffrant de toc. Ensuite, Jesse Eisenberg le fait bien. Il n’insiste pas sur ces toc, c’est une partie de sa personnalité sans l’être entièrement. Comme dit précédemment, c’est une personne anxieuse mais également une personne attentionnée, qui aime son cousin. Tout aussi important, la représentation n’est pas seulement un codage, c’est-à-dire, des indices donnés au spectateur, censé deviner un sens implicite. Non, David verbalise ces toc lors d’un repas avec ses amis, les autres voyageurs du séjour. Et leur réaction n’est pas stigmatisante, ils ne prennent pas en pitié David mais semblent plutôt compatir avec sa situation, qui n’est pas uniquement liée à ses toc mais plutôt à son cousin.
En effet, comme dit si souvent, “c’est de famille”. En effet, David n’est pas le seul à avoir un comportement pas entièrement neurotypique. Son cousin, construit comme son total opposé, montre lui aussi des signes, certes différents, mais de neurodivergence. Si d’un côté on a un Jesse Eisenberg bien autiste, de l’autre côté, on a un Benji bipolaire, passant du rire aux larmes en quelques instants. Benji est un homme en deuil de sa grand-mère, qui comptait énormément pour lui. C’était sa confidente et sa complice.
Tout au long du film, Benji ne cesse de rabaisser son cousin en public tout en lui faisant des compliments (sur ses pieds) en privé. Ses changements soudains d’humeur sont empreints d’une grande souffrance que l’acteur parvient parfaitement à retranscrire à l’écran. Il change très souvent d'idées. Ses pensées et ses actions sont parfois contradictoires. Ce qui peut-être très frustrant est de voir que la souffrance de Benji est si internalisée, si cachée par ce masque de cette fausse joie de vivre, que David est tenu en distance. Comme il le dit si bien lors du repas entre les voyageurs, tout le monde se souviendra de Benji et se dira qu’il est une personne vraiment incroyable. Mais personne ne sait réellement que Benji souffre et que David fait tout pour l’aider, quand personne ne l’aide lui. Une réplique est particulièrement frappante. Alors que les deux cousins fument (une substance illicite) pour leur dernier soir, le moment des vérités éclate. David et Benji expliquent verbalement leur ressenti sur l’un et l’autre, surtout David qui déclare “ma douleur n’est pas exceptionnelle, donc je ne ressens pas le besoin d’en faire un fardeau pour tout le monde”. David internalise également sa peine mais n’arrive pas à l’exprimer comme Benji le fait, ce qui le rend insensible aux yeux de son cousin. Le spectateur est déchiré entre les deux personnages et leurs combats internes face à leur santé mentale. Le film nous amène à la fois à sympathiser avec Benji tout en compatissant avec David.
Mais pourtant, malgré une belle performance de Kieran Culkin, elle n’est pas époustouflante. Son jeu reste simple, pas si extraordinaire et peut-être pas au point de gagner un oscar. Mais bon, si Emilia Perez a pu rafler les oscars, rien de plus ne peut être si étonnant au final.
Un voyage commémoratif essentiel
Leur voyage, en plus de passer du temps ensemble, a un but premier important pour les personnages : se rappeler de l’histoire de leurs ancêtres. David et Benji sont deux américains juifs, leur grand-mère ayant échappé aux camps de concentration et émigré aux Etats-Unis juste après. Les deux cousins rejoignent alors un guide touristique, et entourés d’un petit groupe de visiteurs anglophones, ils visitent la Pologne. Les voyageurs s'identifient rapidement aux victimes. C'est notamment le cas lorsque David et Benji observent une statue rendant hommage à celles-ci. Le champ contrechamp vient assimiler les deux cousins à deux des hommes sur la statue. Comme le dira un peu plus tard Benji dans le film, ils auraient pu être polonais et habiter à Lublin, comme leur grand-mère.

Dans la mise en scène, le spectateur est totalement inclu. On a l’impression d’être un voyageur parmi eux. Plusieurs plans montrent les paysages comme les petits détails de leur périple. Ils semblent tout droit tirés d’un appareil photo, comme si ces photos étaient celles que Jesse prenaient pour pouvoir ensuite les montrer à son fils. Après les journées de visite, le groupe se retrouve le soir pour manger ensemble. On a la sensation de manger avec eux et de discuter de la journée tout en racontant des histoires de famille, notamment sur la déportation et l’émigration juive durant la Seconde Guerre mondiale. Chaque histoire est émouvante et à la fois réaliste. Il ne s’agit pas de montrer les survivants de la Shoah uniquement pendant cette période mais de plus largement raconter ce qui a suivi. Comment ils ont réussi à se réintégrer en société par la suite. Ces récits viennent identifier chacun des ancêtres des voyageurs. On ne parle pas juste “des juifs” mais de Dory, la grand-mère de Benji et David, de l’oncle Sam de Marcia et du grand oncle de Marc. Identifier et nommer ces survivants, c’est à la fois témoigner de leur histoire tout en les humanisant. Tout en racontant la guerre, on raconte l’histoire de ces personnes, de ces êtres humains.
Vient évidemment dans le séjour la visite d’un camp de concentration. Ils se rendent au camp de Majdanek, situé juste à côté de Lublin. La mise en scène est à nouveau simple, s’ôtant de tout accessoire esthétisant inutile. On rend compte du réel, tout en mettant l’accent sur certains éléments de la visite, à la façon d’Alain Resnais dans Nuit et Brouillard. Ce film est d’autant plus important aujourd’hui, alors qu’un certain milliardaire américain se joue de son autisme pour justifier de saluts nazis. Il ne faut pas romancer l’Histoire mais la raconter telle qu’elle l’a été afin de rendre hommage aux victimes et surtout, ne jamais recommencer. En plus des gros plans sur des détails du camp, certains plans d’ensemble soulignent l’immensité du camp, ce qui le rend d’autant plus réel. J’ai rarement vu de long-métrages mettant en scène les camps de concentration à notre époque (excepté peut-être la fin de La Zone d’Intérêt), plutôt dans des récits de reconstitution. Si les personnages ne sont pas des déportés juifs, la vue de ce camp de concentration, du point de vue contemporain, est tout autant bouleversante. Le retour en bus réintègre la musique un peu trop rapidement. Ce qui ne laisse pas le temps au spectateur de digérer tout ce qui vient d’être vu. Un moment sans musique, sans bruit, sans aucun son, aurait peut-être été plus adéquat pour continuer avec la volonté première des séquences au camp.
David et Benji s’éclipsent du groupe le dernier jour afin de se rendre dans le village où habitaient leur grand-mère afin de lui rendre un dernier hommage. Suivant la tradition juive, ils déposent un caillou sur le seuil de la maison où elle a vécu. Mais suite à un désagrément avec les voisins du quartier, ils se voient obligés de retirer leur caillou, que David remporte à New-York pour le déposer sur le seuil de sa porte. Ce qui compte, ce n’est pas réellement le lieu où David et Benji déposent leur caillou mais plutôt le geste, l’intention derrière celui-ci, comme le déclare le guide touristique en expliquant la tradition.
Après autant d’émotions, c’est le néant.
Après toutes ces émotions, par les deux cousins mais aussi par leur périple, plus rien ne se passe suite à leur dernière conversation sur le toit. C’est comme si tout ce qui avait été construit ne servait plus à rien. Tout a été dit et puis voilà, on en reste là. Le retour à New-York est plat. Le point culminant une fois passé ne laisse place à rien d’autre dans la narration. Cela donne l’impression que le film ne sait pas réellement comment il doit se terminer. La fin est abrupte et on retourne au tout début du film, Benji est à l’aéroport, seul, et David rentre chez lui, auprès de sa famille. Il semble manquer quelque chose, le spectateur reste sur sa faim. Peut-être que le but du film est de montrer qu’il n’y a pas forcément de fin et de conclusion réelle sur chaque événement de la vie ? Le film ne montre pas d’évolution chez les deux personnages, ils n’ont pas l’air d’avoir beaucoup appris lors de ce voyage pourtant si important.
Malgré une fin décevante, A Real Pain reste important à voir au cinéma, surtout en ce moment. N’oublions pas l’holocauste. N’oublions pas la Seconde Guerre mondiale. N’oublions pas le nom des victimes.
[Source]
(1) “Jesse Eisenberg scorns association with Zuckerberg”. BBC. 04/02/2025. https://www.bbc.com/news/videos/c9w5n49kykro . Consulté le: 04/03/2025.
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