S'émanciper du Male Gaze par le Body Horror
- Jasmine
- 29 janv.
- 7 min de lecture
TW : VSS, Spoilers Majeurs
Le film d’horreur, et surtout le body horror (1) devrait être quasiment exclusivement réservé aux histoires féminines. Pourquoi ? Les changements physiques et hormonaux que subissent les femmes au cours de leur vie sont bien plus impressionnants et à même d’être du body horror. En tout cas, c’est ce qu’en pense Barbara Creed, théoricienne du cinéma américaine, dans son livre A Monstrous Feminine. Si nous avons pu récemment voir The Substance au cinéma, il est important de noter les films qui lui ont permis de voir le jour. En plus de Ginger Snaps, il existe aussi American Mary, sorti en 2012 et réalisé par les jumelles Jen et Sylvia Soska.
Étudiante en chirurgie et peinant à payer son loyer, Mary se fait repérer par ses talents de chirurgienne et modifie le corps de personnes en quête de créativité, sur le plan corporel. A partir de la seconde partie du film, l’un de ses professeurs de fac l’invite à une soirée qui tourne rapidement au drame. Mary se fait droguer puis violer par ce professeur, qui va même jusqu’à filmer l’évènement. Dès lors, Mary n’hésite pas à utiliser ses dons de chirurgienne pour à la fois se faire de l’argent, mais aussi pour se venger de ceux qui l’ont blessée.
“I quit med school today, that shouldn't come as a surprise to you. I'm changing specialties Dr. Grant. Have you ever heard of body modification?”
L’art des corps mutilés
Si on a l’habitude de la bizarrerie du body horror Cronenbergien, c’est moins le cas pour le body horror au féminin. Et pourtant, les jumelles Soska le font à la perfection. Tout d’abord, le sujet s’y prête tout particulièrement : il s’agit là en effet de modifications corporelles au travers la chirurgie esthétique. Mary a des demandes de toutes sortes : petites cornes au niveau du front, parties génitales en moins, échanges de bras, oreilles d’elfes et l’habituelle langue de serpent (coupée en deux).
Dès la scène d’introduction du film, c’est le découpage de chair qui est présenté. Mary s’exerce à la découpe sur une dinde (non mangeable). Les gros plans ont souvent été théorisés comme un outil qui peut facilement être dérangeant, effrayant. Être aussi près d’un visage ou d’un objet peut être terrifiant selon Jean Epstein, théoricien et réalisateur français. Pour voir, l'œil a besoin d’être à une certaine distance significative pour faire sa “mise au point”. Or, en étant d’aussi près, nous entrons dans une dimension inatteignable avec un simple œil humain. Avec un gros plan, nous avons presque la sensation de toucher ce qui est à l’écran. Et cette sensation est encore plus forte au cinéma. Devant American Mary, nous touchons des corps mutilés et nous avons les mains tachées de sang comme Mary.
Finalement, le spectateur s’associe à la vision de la chirurgienne : notre regard se place à la hauteur des corps sur les tables d’opération et nous observons en détail chaque couture et coupure dans la chair.
Une émancipation du regard masculin par une pratique déviante de la chirurgie
American Mary met en scène une représentation de la femme peu conventionnelle dans le film d’horreur. En effet, elles ont souvent été placées comme les victimes des monstres (presque tous masculins). Bien évidemment, il existe des contre exemples et fort heureusement, le cinéma d’horreur met bien plus en avant des représentations féminines de nos jours (et c’est aussi le cas dans bien d’autres genres cinématographiques). Ici, c’est Mary qui est aux commandes. Et c’est par la mutilation de corps qu’elle s’émancipe.
En effet, dès le début du film, la jeune femme est soumise aux regards et validations d’un homme : son professeur de fac. C’est lui qui a le contrôle sur elle, il peut décider quand il veut la virer de son cours, et donc de lui ruiner la seule chance qu’elle a de s’offrir l’avenir dont elle rêve. Alors qu’elle est invitée à la soirée entre chirurgiens, nous voyons un espace majoritairement rempli d’hommes bien plus âgés qu’elle. Furtivement mais pas très discrètement, ils posent tous un regard sur la poitrine du personnage, mise en valeur par une robe à décolleté. Mais ce n’est pas le seul moment du film qui dénonce un regard problématique des hommes sur les femmes. En effet, le proxénète et complice de Mary, pose sur elle un regard à la fois effrayé par son travail mais hypersexualisant, révélant ses fantasmes les plus sombres. Plusieurs fois dans le film sont montrés des scènes de rêves / fantasmes de Billy. Il s’imagine Mary comme l’une de ses prostituées, se badigeonnant de sang sur elle, dans une tenue quasi inexistante. La mise en scène vient amplifier ces fantaisies, en mettant l’accent sur certaines parties du corps de Mary. Son corps se retrouve alors coupé sur l’écran, ce qui est assez ironique. Utiliser le male gaze (3) est souvent fortement critiqué en le disant “contre productif”. En utilisant le male gaze pour le dénoncer, on ne ferait que le renforcer. Ce discours a été souvent répété par des cinéphiles masculins pour critiquer The Substance. Il pourrait en être de même pour le film des jumelles Soska. Cependant, en mettant en avant de façon tellement grossière le male gaze, les réalisatrices viennent questionner elles-mêmes ce regard si normalisé. Ces scènes sont à tel point dans la monstration que le plaisir que peut provoquer le male gaze en devient suffocant, voire dégoûtant.
Mais c’est toujours Mary qui mène le proxénète à la baguette. Au tout début, c’est elle qui souhaite devenir l’une de ses prostituées, à contre coeur et n’ayant pas d’argent. Mais très rapidement, grâce à ses talents de chirurgienne, c’est lui qui est à son service et qui exécute ses ordres. C’est elle qui l’emploi et lui qui est soumis, notamment car il est effrayé par ses pratiques chirurgicales.
Mary n’est pas la seule femme du film à vouloir s’émanciper du regard des hommes. Dolly, sa première patiente, souhaite qu’on lui retire tout attrait sexualisateur. Elle souhaite ressembler à une poupée, qui n’a ni tétons ni partie génitale. Elle ne veut plus être soumise au regard des hommes et veut avoir un contrôle total sur son corps. Le film vient alors apporter un discours féministe et critique envers le regard des hommes.
Lors de la soirée mondaine, le professeur et figure paternelle de Mary la drogue, la viole et la filme. La jeune étudiante, bien que bouleversée par les événements, arrive à trouver la force de se relever et entame alors sa revanche. C’est l’entrée de la deuxième partie du film : rape and revenge.
“Le rape and revenge est un sous-genre cinématographique, qui peut être affilié au cinéma d'exploitation, au cinéma d'horreur ou au thriller selon les films. Le scénario repose sur un ou plusieurs viol(s), suivi de la vengeance de la victime ou de ses proches. Le Rape and Revenge - surtout quand il s'apparente au cinéma d'horreur - est probablement l'un des genres les plus controversés, accusé de voyeurisme et de complaisance par ses détracteurs” (2)
Souvent controversé, ce sous-genre cinématographique est parfaitement exécuté dans le film. Mary s’entraîne à toutes les chirurgies déviantes possibles sur son professeur. En plus d'exécuter une vengeance personnelle, elle exécute celles de toutes les autres victimes de l’agresseur.
Cette trame narrative, pourtant si bien préparée et réalisée, va être pulvérisée dans les 30 dernières minutes du film.
Une fin de l’enjeu féministe qui aurait pu être évitée
Le récit s’applique à mettre en avant une jeune femme douée, marginalisée par ses pratiques chirurgicales et surtout, elle est indépendante. Mary obtient rapidement assez d’argent pour déménager et vivre confortablement. Elle recrute d’ailleurs l’un des gardiens du bar de Billy comme garde du corps personnel. Elle est en total contrôle de toute sa vie. Mais vers la fin du film, sans aucune raison, tout est balayé d’un claquement de doigt.
Mary n’a jamais été intéressée par qui que ce soit et encore moins par les relations sexuelles. Elle le dit très clairement dans le film, lors d’un échange téléphonique avec sa grand-mère, sa seule famille. Pourtant, lorsque la chirurgienne voit l’une des prostituées en plein acte sexuel avec Billy le proxénète, on pourrait penser qu’elle irait dénoncer l’homme et lui dire qu’il traite mal ses employées. Non, à la place, elle menace la femme avec ses outils chirurgicaux. Pourtant, durant tout le film, Mary refuse les nombreuses avances de Billy. A partir de cette scène, la narration n’a plus la pensée critique qu’elle a pu avoir durant tout le reste du film.
Le spectateur se doutait que toute cette réjouissance pour la réussite de Mary allait prendre fin. Elle ne pouvait pas continuer de découper le corps de son professeur en cachette. Alors qu’elle est interrogée par un agent du FBI, elle est presque à le droguer et le découper à son tour. Mais lorsque ce dernier lui dit qu’ELLE est la victime de son professeur, elle se radoucit. Enfin quelqu’un dans son entourage proche lui montre de la compassion et lui tend la main. Elle change de plan et dans la discussion qu’elle entretient, elle est presque à lui parler de son traumatisme vécu pendant la soirée mondaine. Ce mouvement, pourtant si symbolique et important, se fait vite rattraper. En effet, dès le soir même, le mari de Dolly la tue, n’appréciant pas le fait que Dolly se soit réapproprié son propre corps. Il ne s’arrête pas à un féminicide et tue également Mary. Elle tente de se recoudre elle-même, en vain. Elle succombe à ses blessures.
Cette scène est déchirante. Tout ce que Mary a pu construire se fait démolir en un temps record. Sa mort est presque trop facile. Elle montre que finalement, peu importe ce qu’une femme fera de sa vie, elle se fera toujours rattraper par un homme qui voudra rétablir l’ordre. Nous pourrions aussi penser que cette fin montre aussi que le combat n’est pas fini. Mais la mort de Mary laisse tout de même un goût amer.
Enfin, si ce film est une sorte de préquel aux Grave et The Substance, il n’en reste pas moins que sa fin est clivante. Il s’aligne dans cette lignée de female body horror, un sous-genre cinématographique assez récent et qui n’a pas fini de faire frissonner ses spectateurs et spectatrices !
Lexique:
(1) Le body horror est un sous-genre du cinéma d'horreur qui se concentre sur la transformation, la déformation ou la destruction graphique et explicite du corps humain. Via Senscritique
(2) Rape and Revenge, définition via Senscritique
(3) Le male gaze, ou “regard masculin” en français théorise le regard porté par les hommes au cinéma sur un corps féminin objectifié. Il est la fusion du regard caméra, du regard du personnage masculin et du regard du spectateur.
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