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La Belle et la Bête : film culte & division de la presse critique

  • Photo du rédacteur: Jasmine
    Jasmine
  • 20 nov. 2024
  • 15 min de lecture

Dès sa sortie, il marque les esprits de façon collective. Alors que le réalisme poétique et ses ruelles sombres de studio sont à leur apogée, La Belle et la Bête renverse le monde du cinéma. Malgré une production tumultueuse, le film voit finalement le jour le 29 octobre 1946. Le scénario est directement adapté du conte de fées, du même titre, de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, publié en 1756. 

« Quelque part au temps jadis, il était une fois un brave homme veuf et père de quatre jeunes gens. Une fille prénommée Belle, qui était aussi bonne et dévouée à son père que ses deux aînées étaient ingrates et chipies. Le fils, un sympathique bon à rien, allait toujours flanqué de son ami Avenant, épris de Belle qui se refusait au mariage. Un soir qu’il revenait à son foyer, le père s’égara et trouva refuge dans une demeure enchantée qui lui offrit dîner et repos. Alors qu’il repartait, il cueillit une rose pour Belle, déchaînant le courroux du seigneur des lieux resté jusqu’alors invisible. Un être fabuleux mi-homme mi-bête, qui le condamna soit à mourir soit à lui livrer une de ses filles. Ainsi commence le conte qui mettra la Belle en présence de la Bête, lui révélant du même coup l’irrésistible et mystérieuse puissance de l’amour. »1

Un poète réalisant un film adapté d’un conte de fées, il n’en faut pas plus pour que la presse se précipite sur le phénomène. Ce dernier ira jusqu’à la première édition du festival de Cannes mais en repartira bredouille. Le film reçoit des avis clivants, des critiques mitigées. On l’adore, on le méprise … Et pourtant, bien des décennies plus tard, La Belle et la Bête de Cocteau est considéré comme un chef d'œuvre cinématographique. Il inspirera nombreux réalisateurs après lui, notamment ceux de la Nouvelle Vague. Jean-Luc Godard dit par exemple de Jean Cocteau « [qu’il] nous prouve inlassablement que pour savoir faire du cinéma, il nous faut retrouver Méliès (…) ». 2

Mais alors, comment un film aujourd'hui considéré comme culte était-il perçu par la critique lors de sa sortie initiale ? Dans un premier temps, nous observerons les critiques évoquant la beauté esthétique du film qui est à la fois vue comme un avantage mais aussi comme superficielle. Puis, dans un second temps, nous verrons dans ce conte de fées, en quoi le scénario est une bonne transposition du texte original mais ne reste qu’une simple histoire pour enfants aux yeux d’autres. Enfin, nous analyserons le jeu des acteurs dissonants, entre un Jean Marais acclamé et une Josette Day déclamée.

 

Jean Marais et Josette Day dans La Belle et la Bête (1946)

 


Comme évoqué plus tôt, les années 40 sont marquées par la fin d’un mouvement très en vogue : le réalisme poétique. Il est le résultat de son contexte politique et social. Les Guerres mondiales et les nombreuses crises qui s'ensuivirent ont marqué le cinéma de façon indélébile. L’Histoire influence le cinéma et vice-versa. Dans le réalisme poétique, nous retrouvons à l’écran des personnages sombres, dépressifs, souvent ouvriers et joués par Jean Gabin, acteur emblématique de cette période. Les décors sont massivement tournés en studio, que ce soit des décors d’intérieur ou d’extérieur. Des rues de Paris sont créées de toutes pièces et plus rien n’est réellement tourné en dehors d’un studio. Les jeux de lumières rappellent l’expressionnisme allemand, notamment car un grand nombre de techniciens allemands ont fui la guerre dans d’autres pays européen (et aussi aux Etats-Unis). Cependant, le 2 août 1939, un décret interdit 51 films car jugés trop “morbides”. Les films sont dits trop déprimants, le gouvernement ne veut pas démoraliser ses troupes. Alors, c’est la fin du réalisme poétique. La Seconde Guerre mondiale vient mettre un frein à l’industrie cinématographique. A la sortie de cette dernière, le cinéma se remet peu à peu à produire et sortir de nouveaux films. 

 

            Le cinéma est à peine sorti de l’ère du réalisme poétique que Jean Cocteau propose une œuvre tout à fait magnifique. Les décors sont somptueux et d’une grande richesse. Les costumes sont très travaillés. D’autant plus que la bête se doit d’être monstrueuse et de ne pas ressembler (physiquement) à un homme. Plus rien ne doit être humain. Pour cela, le réalisateur fait appel à Christian Bérard et ses talents de décorateur et de costumier. A la sortie du film, certains critiques feront ses louanges, clamant que le film est d’une beauté incomparable. D’autres, approuveront ces propos mais ajouteront que c’est bien là le seul propos du film, et que sans sa beauté plastique, La Belle et la Bête n’a aucune profondeur émotionnelle. 

            Parmi les critiques favorisant l’esthétique du film, nombreuses sont celles qui insistent sur la poésie de Cocteau. Certes, il est poète mais à ce moment précis, il est cinéaste. Cette multiplicité de vocations de Jean Cocteau est souvent reprise. En effet, dans le titre même du journal La Résistance (3 et 4 novembre 1946), Pierre Lagarde décrit : “une réussite de poète et de magicien” 3. L’utilisation de “magicien” nous fait retourner aux débuts même du cinéma et aux trucages de Méliès. Le cinéma de Cocteau est alors vu comme un art artisanal, de fabrication et de création. 

            De même que Claude Hervin écrit dans Paris Presse : “Les techniciens parleront peut-être d’un échec. Peu importe ? Jean Cocteau ne se soucie pas de la technique, - et il a raison. Il n’est pas metteur en scène, mais créateur” 4. Ici, l’identité même du réalisateur est modifiée. Il n’est plus simplement un artiste aux nombreuses facettes mais un créateur, ce qui lui donne un aspect presque divin. Ces propos réunissant les arts de Cocteau rappellent ce concept d'”art total”, une œuvre d’arts qui les réuniraient tous, dans une synesthésie parfaite. De par les domaines artistiques maîtrisés du réalisateur, ce dernier crée alors dans son film, la somme totale de tous les arts. 

            A. Macé écrit dans La Dépêche de Paris (1946) : “On pourrait croire que le poète s’affirmerait supérieur dans la féérie plutôt que dans la réalité. Au contraire, les scènes ayant pour cadre “maison manante”, comme disait Corneille, l’espèce de manoir rustique du marchand père de Belle, sont traitées avec un réalisme flamand et des éclairages évoquant Pieter de Hoogh et Vermeer de Delft. Et même Rembrandt.” 5 Il a longtemps été sujet de parler des autres arts lorsque l’on évoque le cinéma. Succomber un autre art pour remplacer le cinéma était une façon de ne pas le considérer comme un art. Or, dans le cas d’A. Macé, il “évoque” des artistes peintres comme pour référencer l'œuvre de Cocteau. Il ne s’agit plus d’effacer le cinéma pour parler de peinture mais plutôt de concilier les deux et de montrer à quel point ils sont intrinsèquement liés depuis 1895. Le cinéma est considéré comme un art et de plus, il y trouve l’un de ses maîtres : Jean Cocteau. En effet, comparer les tableaux de Pieter de Hoogh, Vermeer et Rembrandt n’est pas anodin. En nommant certains des meilleurs peintres de l’Histoire de l’art et ce pour montrer la beauté de La Belle et la Bête, c’est comme si A. Macé présentait Cocteau comme l’un de ces maîtres, mais dans son propre domaine, le cinéma. Il est mis sur le même piédestal que ceux-ci. 

 

En effet, la réussite esthétique du film se joue contre lui et l’on parle de celle-ci comme superficielle. Elle est belle mais c’est bien là sa seule qualité. Si A. Macé a particulièrement aimé l’ambiance du manoir de la Belle, il aime moins le château de la Bête : “Quant aux décors, ils sont inégaux. La scène de la lessive notamment, avec ses draps tendus s’écartant sur le paysage et les personnages, est splendide : on y sent la main d’un décorateur de théâtre. Mais cette main est celle d’un maître rompu à toutes ses habiletés scéniques. En revanche, Bérard a un peu trop multiplié mousse, feuilles mortes et plantes grimpantes. Elles envahissent la chambre de Belle si bien qu’on ne sait plus si le parc du château fait pénétrer une luxuriante végétation dans la pièce par la cloison abattue ou si la Belle ne fait pas du camping plein air avec un lit magnifique en guise de matelas pneumatique.” Ici, A. Macé ne reconnaît pas les facettes de Cocteau comme des talents bénéfiques mais plutôt maudits. A trop toucher à tous les arts, Jean Cocteau se perd dans ceux-ci en les confondant. Ensuite, les décors de Christian Bérard sont tellement beaux qu’ils en deviennent presque une caricature d’eux-mêmes. Un public habitué à des décors en studio de rues de Paris ne peut s’empêcher d’être surpris par un décor magique, d’un film tiré d’un conte pour enfants. Les cinéphiles, même les plus aguerris, n'ont plus l’usage de voir une beauté de fées et de princesses à l’écran. 

            Parmi les journaux des années 1940, quotidiens comme hebdomadaires comme mensuels, tous contiennent une section “cinéma”. Peut-on réellement prendre en compte les critiques d’un quotidien qui n’est pas spécialisé dans le cinéma ? Doit-on forcément être un cinéphile officiel pour émettre une critique ? C’est le cas de Cavalcade, hebdomadaire international, dont Henri Troyat rédige une critique de La Belle et la Bête : “[...] les tableaux n’illustrent pas le sujet, mais le remplacent. L’histoire disparaît derrière une panoplie de visages et de décors. Notre émotion est d’ordre purement esthétique” 6. L’émotion qui peut être ressentie par les spectateurs est alors factice. Comme une tromperie ressentie par les critiques et les cinéphiles, ces derniers n’hésitent pas à reprocher cette beauté comme traîtresse. Plus encore, ou plutôt moins encore, Guy Leclerc, rédacteur pour L’Humanité, s’est senti vidé de ses émotions lors de son visionnage à Cannes : “Sa beauté est d’une beauté intellectuelle, calculée, fabriquée par un esthète pour des esthètes. Malgré la quasi-perfection qu’elle atteint parfois, elle ne nous a émus à aucun moment.” 7 C’est encore le même reproche qui est fait au film. Il est trop beau pour être vrai. Pourtant, un film visuellement beau et contant des monstres et princesses devrait créer une forme d’échappatoire pour un public venant de subir les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être alors que ce public est en quête de vérité, de cinéma plus authentique. Ce qui donnera peut-être un nouveau souffle et ouvrira la porte à la Nouvelle Vague. 

Si les critiques sont mitigées sur le sens d’une esthétique si parfaitement exécutée, celles-ci sont également en désaccord quant au but même de l'adaptation d’un conte pour enfant.





La fidélité de l’adaptation de romans et autres histoires écrites a toujours été une question débattue. Notamment quant à la fidélité de l'œuvre. Le cinéma doit-il se plier aux règles de la littérature afin de lui rendre hommage dans une adaptation cinématographique ? Ou doit-il trouver lui-même son histoire avec ses propres matériaux ? En ce qui concerne La Belle et la Bête, la question de la fidélité au récit original de 1756 de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. Dans l’hebdomadaire protestant Réforme, Michel Braspart déclare : “La Belle et la Bête m'apparaît comme la transposition cinématographique la plus fidèle de la mythologie de Cocteau.” 8 Être capable de transférer à l’écran de simples mots est un travail qui requiert une grande passion et une précision infime. Il faut être en capacité de transposer métaphores et figures de style avec les matériaux propres au cinéma : caméra, lumières, décors, costumes, jeux de lumière, musique et mise en scène. Un peu plus loin, Michel Braspart écrit : “Il faudrait dire ce que le miroir magique de la Bête, qui tient, dans le film, le rôle dévolu aux lettres dans la vie courante et aux pressentiments dans la vie de coeur, doit à la glace d’Orphée, frontière entre le monde et l’au-delà ; ce que les soeurs doivent à la roulotte dans laquelle, depuis toujours, Cocteau entasse la famille ; ce que les charmes qui pèsent sur la Bête doivent à ceux qui intoxiquent le château des Chevaliers de la Table ronde, ce que la pureté désintoxicatrice de la Belle doit à celle de Galaad”. En citant autant d’ouvrages, Michel Braspart explique que le film de Cocteau est une œuvre intertextuelle. Elle fait un parfait mélange de nombreux contes fantastiques tout en partant du texte original de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. En plus d’être une œuvre d’art total, c’est également une œuvre intertextuelle. 

Finalement, La Belle et la Bête a tout pour être parfait. Mais peut-être une perfection aussi grandiose est-elle, une fois de plus, moins émouvante qu’un récit simple dans un décor simple ?

 

C’est bien dans cette dualité de courants strictement opposés que se trouve la justesse de la critique de Roger Proville dans La Jeune République. Il y compare la beauté et la superficialité de La Belle et la Bête avec Rome, Ville ouverte (1946) de Roberto Rossellini, qui s’apparente quasiment à un documentaire. Comme évoqué plus tôt, les spectateurs sont plus en quête de vérité que d’échappatoire dans ce contexte de sortie de guerres. Les habitants sont tendus, redoutant à tout moment le retour d’un quelconque affrontement. Alors, quand sortent deux films qui s’opposent radicalement tant dans leur forme que dans leur sujet, les critiques ne peuvent s’empêcher de les comparer [Et cette façon de comparer deux œuvres antinomiques continue de se matérialiser aujourd’hui (cf : Barbie et Oppenheimer)] : “Selon que l’on suivra l’une ou l’autre de ces tendances, le cinéma se trouvera engagé sur des voies irréductiblement divergentes. Il faut donc choisir.” 9 Cette critique est presque réductrice quant au cinéma. Elle estime donc que cet art n’est pas capable de se matérialiser sous différents genres et ne devrait s’en cantonner qu’à un seul, délaissant toute autre forme d’histoire possible. Cependant, si l’on reprend une nouvelle fois le contexte de sortie de ces deux films, le cinéma se trouve dans une situation compliquée. La France connaît une rupture de pellicules et peine à financer les films. Il est donc nécessaire de ne choisir de financer uniquement des films susceptibles de plaire au public, pour éviter une perte économique. 

Roger Proville précise bien qu’il ne critique en aucun cas le film de Cocteau, qu’il juge assez bon (notamment sur le plan esthétique) mais que son parti-pris sur l’esthétique emmène le cinéma dans une impasse. Depuis le début du cinéma, l'on est en quête de vérité. Nous pouvons par exemple mentionner Dziga Vertov vingt ans plus tôt et son ciné-oeil. Le cinéma est un outil de perception du monde qui passe par plusieurs relectures. Non pas que ces lectures viennent déformer la réalité mais plutôt offrir des points de vue différents sur celle-ci. Alors, quand Cocteau offre un joli conte de fées avec des costumes somptueux, ce n’est pas ce que le public veut : “Qu’on le veuille ou non, le cinéma est un art de vérité qui, sous peine d’étouffement, demande de l’air pur de la réalité : Une féerie ne sera jamais “réelle” à l’écran. On imagine le royaume des fées, on le suggère, mais on ne le voit pas.” 





Le jeu d'acteur est essentiel quant à la qualité d’un film. Certes, le scénario peut être d’une qualité excellente mais ne pourra être mis en valeur uniquement par la prestance de celui qui l’interprète. Les jeux d’acteur sont aussi variés que les genres d’un film. Certains préféreront un jeu calme, simple et presque timide tandis que d’autres sont plus sensibles à un jeu vivifiant, éclatant et rugissant. Ces dualités des préférences se retrouvent dans les critiques faites à Jean Marais et Josette Day. 

La Bête, si affreuse soit-elle, semble avoir conquis dans la grande majorité les critiques de l’époque. De nombreux éloges sont faits quant à sa prestation en costume. A. Macé déclare : “ [...] Jean Marais a une magnifique prestance et un jeu étonnant. Sous le masque hirsute du monstre, ses yeux clairs brillent de l’état magnétique des félins, puis s'embuent dans la tristesse d’un amour sans espoir. Voix un peu sourde et rauque, gestes nobles et puissants, il a réussi une création saisissante”. En effet, Jean Marais eut très peu de mobilité à cause de son costume de la Bête. En ce qui concerne les traits de son visage, son émotion doit entièrement passer au travers de ses yeux, si l’on souhaite faire un gros plan. Il en est de même pour son corps, qu’il peut difficilement bouger dans un costume aussi rigide. Chaque geste doit être minutieux et lent, ce qui le rend facilement noble. Le costume donne une forme d’obstacle au jeu de Jean Marais. S’il réussit à jouer avec et à en faire sa seconde peau, il réussit alors à convaincre son public. Jean Morienval dans L’Aube rejoint l’avis d’A. Macé : “Le rôle de Jean Marais était difficile. Son masque animal manque de mobilité. Il n’en donne pas moins à la Bête une impression de réalité puissante et souffrante.” 10

Cependant, c’est majoritairement sous les traits de ce masque que les spectateurs chérissent la Bête. Une fois devenu l’Avenant, Jean Marais n’a plus aucun intérêt. Dans Cavalcade, Henri Troyat songe même à quitter la salle avant la transformation de Jean Marais s’il retourne voir le film : “Pour ma part, si je revois ce film, et j’irai sûrement le revoir, car il le mérite, je quitterai la salle avant la transfiguration”. C’est comme si le monstre, une fois apprivoisé et devenu humain, n’avait plus aucune émotion à faire ressentir à son public. Les spectateurs aiment les personnages sombres et torturés du réalisme poétique. Peut-être que dans un certain sens, le malheur et l’emprisonnement de la Bête leur rappelait le Jean Gabin du Jour se lève (1939) ?

 

Josette Day, elle, n’est pas aussi appréciée que son partenaire de jeu. Alors que Jean Marais a déjà un public conquis, ayant joué dans d’autres films et pièces de théâtre auparavant ; Josette Day, d’après les critiques, semble débuter sa carrière tant son jeu n’est guère apprécié. Pourtant, elle a déjà une aussi grande carrière que Jean Marais. Seulement, les critiques en font obstruction et viennent dénigrer son jeu et même encore plus son apparence physique. Alexandre Astruc, pour Le Spectateur déclare : “Je n’avais encore jamais vu Mlle Josette Day, ou plutôt, je ne lui connaissais pas ce visage de marbre chaud qui souffre sans rides, saigne sans plaies, pleure sans larmes, mat d’une douceur insolite et pleine, comme une tête de vierge.” 11 Josette Day est décrite en total opposé à son partenaire de jeu. Les rôles sont même complètement inversés. Alors que la Belle est censée être celle qui donne de l’humanité à la Bête, c’est Jean Marais qui détrône la Belle et attire les faveurs du public. Jean Marais porte un costume de monstre, et pourtant, les critiques y lisent une sensibilité et de fortes émotions dans ses yeux clairs, seuls éléments du visage de Jean Marais que l’on peut voir. En revanche, les critiques sont incapables de critiquer à juste titre le jeu d’acteur de Josette Day. Ils se limitent à son apparence physique. Certes, c’est assez évident que la Belle est belle mais c’est bien plus la beauté de son âme qui est mise en valeur que sa beauté physique. Jean Vidal écrit dans L’Ecran Français : “Mais, malgré sa grâce, la bonne tenue de son jeu, malgré les talents réunis du costumier, du maquilleur et du photographe, elle ne parvient pas être aussi belle que la Belle du conte. Il est vrai que celle-ci n’existe pas.” 12 En effet, une femme ne peut être aussi belle que la Belle : elle ne peut ressembler à de l’encre sur du papier. Nous pouvons y lire une forme de misogynie de la part des critiques. Finalement, la Belle est reléguée au rang de femme-objet qui ne sert qu’à assouvir le plaisir masculin des spectateurs. Dans Opéra, l’un des rédacteurs déclare : “Malgré son charme et toute la science conjuguée du costumier, du maquilleur et du coiffeur, Josette Day ne correspond pas exactement au personnage de la belle tel que Cocteau semble l’avoir imaginé. Elle est trop humaine et pas assez fantastique.” 13 Ici, il n’y a aucune justification quant à la dépréciation du jeu de Josette Day. Les reproches faits à l’actrice ne sont pas assez profonds et s’ils le sont, c’est uniquement sur son physique. Même dans la critique de Jean Vidal, il déclare qu’elle a une bonne tenue de jeu. Elle sait jouer, son jeu est bon pour lui et sa coiffure, son costume, son maquillage sont bons, mais elle n’est pas assez belle, selon eux. 

Josette Day n’est pas uniquement moquée dans des articles mais également dans les caricatures faites dans les journaux. En effet, des caricatures et autres dessins qui ont pu être faits sur La Belle et la Bête, une grande majorité sont sur Josette Day. Par exemple, dans Gavroche, il y a une caricature de Josette Day, à côté de l’article de Jacqueline Lenoir. On y voit l’actrice avec une tête disproportionnée et une expression faciale la rendant ridicule, ce qui est évidemment le but d’une caricature. Cependant, si l’on regarde la caricature faite de Jean Marais dans le même journal, il s’agit simplement d’un dessin du personnage, qui ressemble juste à un lion habillé. 

Les deux acteurs, pourtant ayant autant d’expérience, n’ont pas reçu le même traitement du public. Même si Josette Day n’était peut-être pas une actrice à être oscarisée, certaines critiques sont misogynes et ne critiquent même pas son jeu. Alors que Jean Marais continue une carrière brillante, la santé mentale et physique de Josette Day se dégrade très rapidement et elle meurt jeune.


 

 

 

          Finalement, un film ne pourra jamais faire l’unanimité et c’est ce qui fait l’une des beautés de La Belle et la Bête de Cocteau. Le contexte de sortie du film de Cocteau a énormément impacté la réception que le public en a fait. La Belle et la Bête aurait-il pu entièrement conquérir le cœur du public s’il n’était pas en recherche de vérité après des années de guerre ? C’est au travers une relecture et une réappréciation contemporaine que de nombreux films ont pu connaître un (meilleur) succès, des décennies après. Sa beauté plastique est aujourd’hui grandement appréciée, tout comme les jeux des deux acteurs.

          Pour l’époque, certains l’ont adoré, d’autres l’ont trouvé vide de sens. C’est dans un clivage aussi fort que réside la clé d’un film culte : la division du public amène à parler de La Belle et la Bête. Ces discussions font une forme de publicité pour le film. Les films que l’on retient le mieux sont ceux qui ne nous mettent pas d’accord. Dans ce cas, les générations futures considéreront-elles Joker 2 : Folie à Deux comme un film culte ?








 



Sources :

1 “Belle et la Bête (La)”. Transmettre le cinéma. https://transmettrelecinema.com/film/belle-et-la-bete-la/#synopsis Consulté le: 09/11/2024.

2 GODARD. Jean-Luc. Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Cahiers du Cinéma. p.253

3 LAGARDE. Pierre. « Une réussite de poète et de magicien ». Résistance. 03 et 04/11/1946.

4 HERVIN. Claude. « Conte pour enfants prodiges ». Paris Presse. 31/10/1946.

5 MACE. A. « la Belle et la Bête ». La Dépêche de Paris. 12/X1/1946

6 HENRI. Troyat. « La Belle et la Bête ». Cavalcade. 14/11/1946

7 LECLERC. Guy. « La Belle et la Bête ». L’Humanité. 09/10/1946

8 BRASPART. Michel. « La Belle et la Bête ». Réforme. 16/X1/1946

9 PROVILLE. Roger. « La Belle et la Bête / Rome, ville ouverte ». La Jeune République. 25/11/1946

10 MORIEVAL. Jean. « L’enchantement de « La Belle et la Bête » ». L’Aube. 08/11/1946

11 ASTRUC. Alexandre. « La Belle et la Bête ». Spectateur. 12/X1/1946.

12 VIDAL. Jean. « La Belle et la Bête de Jean COCTEAU : Rien qu’une œuvre d’art… ». L’Ecran français. 05/11/1946

13 Anonyme. « « La Belle et la Bête » clôture le festival ». Opéra.

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