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Agnès Varda et les glanages modernes

Dernière mise à jour : 13 mars

Analyse du film documentaire Les Glaneurs et La Glaneuse (2000) réalisé par Agnès Varda

Agnès Varda, rebelle de la Nouvelle Vague, n’a jamais perdu son authenticité. Tout au long de sa carrière, elle réalise des longs-métrages comme des courts-métrages ainsi que des documentaires. Ayant commencé sa carrière par la photographie, Agnès Varda est d’ores et déjà une glaneuse d’images. En 2000, elle sort son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse, un film emprunt d’une certaine modernité mais conservant toujours cette liberté de la Nouvelle Vague. Elle filme le quotidien des glaneurs, récupéreurs, ramasseurs et trouvailleurs. Par plaisir ou par nécessité, ces derniers récupèrent la nourriture et les objets jetés ou abandonnés. D’une certaine façon, Agnès Varda est elle aussi glaneuse, elle collecte des images pour son documentaire.

De quelle façon Agnès Varda, à travers Les Glaneurs et la Glaneuse, représente-t-elle le glanage via l’écriture et le montage du film ? Dans un premier temps, nous verrons comment le documentaire aborde une multiplicité de sujets: la surconsommation et le gaspillage, les solutions et l’égoïsme des propriétaires. Dans un second temps, nous analyserons l’approche anthropologique du documentaire, comment les représentants et les représentés sont tous égaux puis la construction des relations de confiance. Enfin, nous aborderons ce documentaire sous sa forme d’auto-portrait de la réalisatrice: sa présence visuelle, son glanage d’images puis l’approche contemporaine de ce format.


Tout d’abord, Agnès Varda évoque toute une multitude de sujets. Elle parle elle-même de “germination”, en référence aux pommes de terre du film. Tout le documentaire est construit sur une forme d'association d’idées. C’est un peu comme le “stream of consciousness” mis sous forme filmique. Tout en suivant une ligne directrice principale, les pensées de la réalisatrice et des personnes filmées sont dévoilées par la caméra. Lorsque la réalisatrice trouve une pomme de terre en forme de cœur, elle pense alors aux Restos du Coeur, que l’on rencontre dans la séquence suivante.

Le principal but de ce documentaire est de sensibiliser les spectateurs à la surconsommation et au gaspillage. En effet, les années 1990 sont marquées par un regain de la prise de conscience collective quant aux risques de la surconsommation de notre société. C’est dans ce contexte qu’Agnès Varda prend parole et surtout, donne l’opportunité d’être écouté, à ceux qui en ont le plus besoin. La première personne interviewée est une glaneuse, qui raconte comment elle a glané dans sa jeunesse, avec ses amies et sa famille: “Finis de ramasser pour ne pas gaspiller”, lui disait sa mère. Le gaspillage découle de la surconsommation. Gaspiller, c’est “faire un mauvais emploi de quelque chose, de telle sorte qu’il se perd en partie” (cf: dictionnaire Larousse). Les machines ont remplacé l’Homme depuis plusieurs siècles déjà. De plus en plus améliorées, celles-ci ne sélectionnent que les pommes de terre parfaites, bien équilibrées. Les pommes de terre difformes, trop petites ou trop grosses sont laissées de côté. Pour autant, elles sont toutes de bonne qualité. Le gaspillage ne se limite pas à l’alimentaire mais aussi aux objets du quotidien. Plus tard dans le film sont montrées des télévisions fissurées, des meubles, des chaises, etc. La plupart du temps, ces objets sont simplement cassés mais faute de connaissance ou de patience, leurs propriétaires préfèrent s’en débarrasser, au plus grand bonheur des grapilleurs.

Agnès Varda ne fait pas que d’exposer un problème dans son film: elle présente aussi des solutions. Des télévisions fissurées nous pouvons récupérer les composants et matériaux principaux. Des objets encombrants nous pouvons leur donner une seconde utilisation et créer des œuvres d’art. C’est ce que propose “VR99”, qui se décrit comme “biffin”: il va à la recherche de la matière première de son art la nuit. Il propose des collages, qui peuvent rappeler le mouvement dada, notamment par sa forme mais aussi par une certaine forme de liberté. Hervé présente des œuvres uniques qui ne sont nullement reproductibles. Leur matière première utilisée est elle-même choisie au préalable. Cette ressemblance au mouvement dadaïste se retrouve aussi chez Bodan Litnianski, un artiste russe qui a façonné des tours totems à partir d’objets trouvés dans des décharges. Son jardin lui sert de musée. Agnès Varda visite aussi l’atelier de Louis Pons, un artiste plasticien de renom. Il réalise des assemblages artistiques à base d’objets usés. Ainsi, ces trois artistes démontrent qu’un objet n’est jamais “mort”. Nous pouvons toujours lui trouver une nouvelle vocation, un nouvel usage, réparable ou non.

Cependant, si certains propriétaires sont heureux de se débarrasser de leurs encombrants, les propriétaires de certains champs refusent catégoriquement le glanage de leurs terres. Agnès Varda donne très clairement son point de vue sur ce sujet: “Les gens ne veulent pas qu’on glane, parce qu’ils sont chiches. Ils n’ont pas envie d’être gentils”. En effet, si les propriétaires ne souhaitent pas garder les pommes de terre difformes, pourquoi les laisser pourrir quand elles pourraient nourrir des personnes dans le besoin? Alors, Agnès Varda va même faire appel à des représentants de la loi afin de rétablir la vérité. Un avocat est interviewé en plein champ. Il cite le code pénal qui stipule que le glanage est autorisé sous deux conditions précises: après le lever du soleil et avant le coucher du soleil et surtout, après que la récolte ait été effectuée. La loi autorisant le glanage, ce n’est que par pur égoïsme des propriétaires que ces derniers refusent le glanage de leurs terres.

Ces refus entraînent souvent des différends entre propriétaires et glaneurs. Cela ne se passe pas uniquement dans les champs, mais aussi dans les milieux urbains.



Agnès Varda propose une approche anthropologique dans son documentaire. Les personnes filmées sont toutes égales les unes par rapport aux autres sur le plan filmique. Chacune à le droit à un temps de parole et d’écoute. Cette égalité est notamment présente lors de l’altercation entre un directeur de supermarché et des jeunes marginaux, accusés d’avoir vandalisé les poubelles du magasin. Ces jeunes récupèrent la nourriture jetée dans les poubelles. Le directeur a décidé de verser de l’eau de Javel sur les produits invendus, les rendant irrécupérables. Agnès Varda ne prend aucun parti, elle présente les protagonistes de façon égale: le directeur du supermarché, les jeunes marginaux et la juge. Les personnes interviewées sont généralement filmées d’une certaine distance, ce qui permet de montrer la neutralité de la réalisatrice dans ce cas précis. De plus, ces plans moyens aux plans rapprochés épaules nous permettent de découvrir l’environnement qui entoure la personne. Par exemple, le directeur est assis devant les caddies de son supermarché, les jeunes marginaux sont tous assis autour d’un banc, la juge se tient debout devant le Palais de Justice, etc. Cet environnement représente en quelque sorte les personnes filmées.

Tout au long du film, nous faisons la rencontre de diverses personnes. Malgré leurs différences, elles ont toutes un lien entre elles: leur relation de confiance avec la réalisatrice. Un exemple frappant dans le film serait la rencontre entre Alain et Agnès Varda. Alain est vendeur de journaux, diplômé en biologie mais forcé de glaner faute de revenus suffisants. Tout comme dans Et la vie (2002) de Denis Gheerbrant, le processus fait aussi partie intégrante du film. La réalisatrice crée un lien et le montre: d’abord avec les images filmées de la rencontre mais ensuite avec une voix off qui dévoile ses pensées. C’est une relation de réciprocité qui se forme: Agnès Varda devient amie avec lui et le suit au travers de ses journées. Nous découvrons qu’Alain donne des cours d'alphabétisation bénévolement.

Cette relation entre la réalisatrice et les personnes filmées peut même se résumer au titre du film. Il s’agit des glaneurs ET de la glaneuse. Nous pouvons y lire une forme de symbiose, d’amitié et de complicité entre les personnes filmées et Agnès Varda. La réalisatrice est inclue dans le documentaire.


En effet, Agnès Varda fait partie de la diégèse du film. Contrairement à la fiction qui joue de l’énonciation impersonnelle, la réalisatrice fait le choix de faire partie intégrante du documentaire. C’est comme si elle nous racontait une histoire lui étant arrivée. En plus d’avoir une relation intime avec les personnes filmées, Agnès Varda crée une relation intime avec le spectateur. Nous devenons en quelque sorte son confident.

A de nombreuses reprises nous apercevons la réalisatrice se filmant. Elle nous présente sa main gauche, devant un autoportrait de Rembrandt. “C’est toujours un autoportrait” dit la réalisatrice. Il y a une certaine forme de mise en abyme dans cette scène. Ces gros plans sur sa main rappellent “Qu’est-ce que l’acte de création” de Gilles Deleuze. En effet, il mentionne la création de blocs de mouvement/durée en cinéma. Ce sont des espaces déconnectés, dont la connexion n’est pas prédéterminée. Ces derniers sont reliés par la main, notamment dans les films de Bresson. Dans Les Glaneurs et La Glaneuse, ces gros plans sur la main de la réalisatrice mais aussi sur les mains des glaneurs et grapilleurs sont des connexions entre les différentes personnes filmées. Ces plans les humanisent et les relient ensemble. La réalisatrice se confie aussi sur les effets du temps qui passe. Notamment avec le plan fixe sur l’horloge sans aiguilles et Agnès Varda passant derrière celle-ci. Une autre scène illustre aussi bien cette dimension d’autoportrait de la réalisatrice: celui où Agnès Varda se peigne les cheveux, laissant apparaître ses racines blanches. Cette scène, apparaissant au début du film, nous présente la réalisatrice et permet donc le début de la relation d’intimité avec le spectateur. Comme à un ami, elle nous présente aussi ses souvenirs ramenés d’un voyage au Japon, qu’elle dit avoir “glanés”.

Un peu plus tôt dans le film, Agnès Varda reproduit La Glaneuse de Jules Breton, apparaissant comme une glaneuse. C’est par ailleurs le titre du film: Les Glaneurs et La Glaneuse. La réalisatrice “glane” des images. Une séquence illustrant cette idée serait lorsqu’Agnès Varda attrape des camions avec sa main. Pouvant être considérée comme banale, sans intérêt, elle montre pourtant l’essence même du cinéaste qui “attrape” des images à l’aide de sa caméra. Ainsi, le fond fait écho à la forme. Tout dans le film est glanage: le sujet est glanage et la réalisatrice glane à sa façon.

Enfin, Agnès Varda affiche toujours un style particulier de documentaire, comme une signature. Il se reconnaît notamment par sa liberté d’écriture. Nous passons du tableau de Millet aux quatre coins de la France à suivre des glaneurs puis nous découvrons ses souvenirs du Japon pour revenir aux glaneurs. Son style libre rappelle la Nouvelle Vague. Cependant, Agnès Varda n’est pas pour autant dépassée. Elle utilise une caméra DV, qu’elle décrit comme sa seconde main. Cette caméra permet de voir aux travers des yeux de la réalisatrice. Ce format, en l’an 2000 est très avant-gardiste des années 2010 et de l’arrivée de Youtube. Il est très similaire à ce qui se trouve dans le contenu de la plateforme aujourd’hui. Il s’apparente presque à un vlog, la réalisatrice nous fait voyager et découvrir des personnes, des sujets particuliers tout en ajoutant une touche personnelle à son film. La musique est elle aussi d’actualité, elle ajoute du rap (“rap de récup”) sur quelques séquences du documentaire. Nous pouvons aussi noter quelques séquences plus légères, qui font sourire, notamment la danse du bouchon d’objectif. Malgré la dureté du sujet évoqué, la réalisatrice arrive à placer quelques scènes comiques. Ces scènes font de nouveau ressortir le côté libre du film. Ensuite, les sujets abordés: le gaspillage et la surconsommation, sont toujours des thèmes d’actualité même 23 ans après la sortie du film.



Pour conclure, Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda, de par sa germination de sujets, son approche anthropologique et sa dimension personnelle est un documentaire particulièrement réussi. Sa réussite s’explique aussi par la combinaison entre une liberté authentique et une dimension moderne. Agnès Varda a su évoluer au fil du temps et s’adapter aux nouvelles technologies. De plus, la réalisatrice a su s’imposer en tant que narratrice présente autant sur le plan sonore que sur le plan visuel du documentaire, ce qui donne un aspect plus personnel et attractif qu’un documentaire optant pour une vision trop objective. Deux ans après la sortie du documentaire, Agnès Varda a fait un second volet à ce documentaire, afin de voir si les mentalités avaient changé. Le gaspillage étant toujours un problème d’actualité, les mentalités n’ont toujours pas évolué. Finalement, si ce film sortait aujourd’hui au cinéma, nous pourrions croire qu’il a été réalisé récemment.




Sources:

“Les Glaneurs et la Glaneuse”. Cine-Tamaris. https://www.cine-tamaris.fr/les-glaneurs-et-la-glaneuse/ Consulté le: 02/11/2023


RAIMAN Paola. “Les Glaneurs et la Glaneuse, dossier enseignant 258”. CNC (24 pages). 2019. https://www.cnc.fr/documents/36995/145981/Les+Glaneurs+et+la+glaneuse+d%E2%80%99Agn%C3%A8s+Varda+-+dossier+ma%C3%AEtre.pdf/245930c9-4770-1ce4-dbf9-fb686e9867b7 Consulté le: 02/11/2023.

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